§ Epilogue et révélations §
La conscience supérieure survolait de très haut les Terres de Saïhan.
Le spectacle était grandement réjouissant et satisfaisant.
Partout, la guerre, la mort, la haine et le sang...
Jours et nuits passaient, et rien n'évoluait, si ce n'était en pire.
Le nécrovirus global s'étendait, au grand plaisir de celui qui avait orchestré cela...
L'Etranger rouvrit deux paires d'yeux dans sa cache, le spectacle du monde hurlant s'effaçant par la même.
Il se faisait face à lui même, double-esprit pour une seule âme, deux corps-clones pour un seul fil de pensée.
Dans cette matérialisation physique de son état présent, il était dans une pièce minuscule, aux murs faits d'étagères sèches bourrés de livres chauds et anciens, aux lettrines changeantes et mouvantes sur les tranches usées.
Un maigre bureau, et une seule bougie pour éclairer chichement la pièce recroquevillée autour des deux formes humanoïdes qui le composaient.
De grande taille, une cape simple recouvrant un corps que peu d'entités au monde aurait su définir et contempler, et son visage simple, à la mâchoire masquée, et aux yeux striés comme si trois chats s'étaient battus pour voir en même temps à travers ce seul regard.
Une représentation comme une autre, qu'Il contemplait de lui même par-dessus le bureau, miroir vivant d'un être perturbant...
Ce monde est un vrai joyaux... dit l'un des Lui.
« Saïhan », c'est cela ? J'ai rarement vu autant d'arcanes chtoniennes réunies en un même point.
Ni d'aussi complexes. Pourquoi m'échappent-elles encore ?
Je ne sais pas. Il va falloir étudier tout cela, et reprendre ce qui doit m'appartenir.
Des noeuds secrets s'étalent sous toutes les surfaces, extérieures, mais encore plus intérieures... Je serais là encore un moment, je pense, pour en percer tous les mystères...
L'autre hocha la tête pour exprimer son propre assentiment.
Sur chacune de leurs mains, Sept doigts jouaient de bagues et de marbrures alors qu'ils couraient de feuillets en parchemins, lisant, triant, écrivant, invoquant de nombreuses runes géodésiques à chacun de leurs gestes précis et fluides.
Quelques plumes tombaient parfois de sous sa cape, et s'envolaient dans la pièce avant de retomber sur la flamme de la bougie centrale.
Pousser ce Vigilant à l'irréparable était une tendre idée, reprit-Il à son endroit.
Trop simple à mon goût, contesta l'autre Lui-même..
Mais efficace... Personne ne nous a vu pénétrer ce monde pour nous cacher.
Les deux êtres levèrent la tête, l'une après l'autre.
Ils frissonnèrent, encore inquiets .
A travers eux, sur d'autres continuums, des mondes entiers pleurèrent de terreur.
La Chose qui voilait les astres ne semblent pas nous avoir remarquée, chuchota l'Incarnation, mi-rassurée, mi-soucieuse..
Mais les Gardiens de ce monde, eux, si. Pense-je qu'ils risqueraient d'avertir la Chose ? Questionna l'Avatar.
Non, je ne pense pas. Leur biotope valemagique a beau nous être impénétrable, puissant et diversifié, il ne suffit pas pour l'Arakleïrj.
Et les transfuges ? Sauteurs de Rerum, Songe-Nomades et autres Ondines, Nexariens ou Désincarnés ?
Il ne se répondit pas, le regard toujours porté vers d'hypothétiques étoiles, sur un autre plan d'existence.
La réponse allait de soi : ils sauteraient tous dans la Chose sans la voir. Et s'ils attiraient son attention, quel Dieu un Dieu pourrait prier ?
Sous leurs pieds, quelque chose gratta sous le plancher métaphorique, indécelé...
Un doigt se leva, mais l'Etranger ne le remarqua pas, et revint à ses tâches et réflexions.
La Reine et Tharoan étaient un début prometteur.
Mais Argunelf s'est échappée, et les Huants ont absorbé la Chape sans même s'en apercevoir...
L'un émit un petit rire sarcastique, l'autre grogna.
La bougie tremblotta.
Je pensais avoir trouvé comment asservir leur Magyön, avec leur mythomnésis, Tauruln...
Mais ce ne fût qu'une expérience ratée, les Gardiens ont bouché la faille, et le Magyön s'est avéré mon ancien que je le pensais, n'est ce pas ?
Des secrets au fond des secrets...
Un délice, certes, mais ces Princes d'Automne nous connaissent, et nous traquent sans relâche ni repos dans les strates réelles de ce monde...
Partir ailleurs, peut être ?
Ailleurs qu'en cette Songe-Nomade singulière, je veux dire ?
Un autre petit bruit fit vibrer un livre, en contrehaut, comme un petit coup sourd.
L'un des Lui tiqua, braquant son regard sur le livre...
...
Rien.
Les deux êtres se concentrèrent de nouveau sur les Terres de Saïhan, grimaçant en tentant d'ouvrir des sens aussi délicats que dangereux, en cet âge de Fadrax...
L'Est nous est fermé, ces fichus Gelflyns nous font barrage à la Chaines des Larmes, au nom de leur déesse...
Oui, je le sens... Il se pourrait même que Ciaran y rôde en personne.
Trop dangereux.
L'Ouest, alors ? (ils froncèrent les sourcils)
Non, une Larme de la Chose y est tombée, à un jet d'éternité à peine de notre sceau actuel.
Une Larme n'est pas une Bête, je pourrais aisément faire disparaître cette portion de Doyran.
Sans attirer l'attention de la Ligue Fadraxienne ? Acadûn enquête déjà à trois pas d'ici, inutile d'attirer leur attention encore plus.
Le Grand Solitaire a marqué le passé de Saïhan.
Et Furio et les Predaxrats son futur.
Pas vraiment de où ni quand...
Un autre coup sourd, une plume tombe en poussière.
Mais les yeux fermés de l'Etranger manquent cruellement d'attention...
Sans ces Elfes Primordiaux, nous aurions les coudées franches...
Je pourrais tuer leur Couronne d'Or, assécher le marais, et brûler le Bois des Murmures ? Proposa, irrité, l'un des clones.
Je ne vais quand même pas être obligé de réveiller leurs divinités endormies pour avoir la paix ? Maugréa l'autre.
Orgos, Wakrône, Abnysar, Mörl, Yrnaosfé, Dhûrlon, les Argranits, et tant d'autres : ce n'est pourtant pas ce qui manque... Même le Rorkel suffirait à...
Un nouveau coup sourd derrière une étagère.
Là... Dit l'Alphan, faisant tomber son tabouret à terre en se retournant violemment.
Quoi ? Demande l'Omégan.
J'ai entendu ça ?
... Non.
Nouveau coup sourd.
Cette fois, plus aucun doute possible.
Une sombre certitude illumine soudain l'esprit double de celui que les saihanites appellent l'Etranger.
Celle des clous sur un cercueil de moisissures millénaires...
Une bouffée d'infinie divinité flamboie en Lui.
D'une même voix, les deux corps s'écrient :
Vous avez donc fini par me trouver ? Même caché en sur-conscience de votre petite dauphine Crépusculaire ?
L'Etranger tente d'éclater l'antre métaphysique qu'Il s'est construit au sein de Noire Hermine, mais bute soudain contre les murs, alors qu'Il tente d'en diffuser l'essence.
Surpris, Il tente de s'esquiver entre les Instants, dans toutes les directions à la fois.
Un tableau d'apocalypse se peint alors sous ses yeux, alors que démultipliés à l'infini, Il contemple un Théurge Ferc perché sur chaque seconde, entre ici et l'immortalité.
Pas un seul Instant, pas un seul Chemin Secret, qui ne soit vide.
Diaboliques, muets et immobiles, des millions d'yeux morts le contemplent.
Sombres pourritures, piégé dans mon propre sanctuaire !! Comment osez-vous !
Les Princes d'Automne seuls ne pouvaient rien.
Mais au sein de Saïhan, bien des mystères et des forces se côtoient, et bien des Gardiens veillent en son sein.
Les Fercs se sont redressés, un par un, cachés dans le Présent au compte-goutte pour échapper au sens de l'Etranger.
Ils ont progressé en terres inconnues, dans ce plan que les mortels appellent réalité.
L'Endroit a été trouvé, l'Instant a été atteint, et les Théurges Cervidés ont pu procéder au rituel.
Piégeant chaque seconde, l'une après l'autre, autour de ce point focal.
Fermant chaque goutte de sang de Noire Hermine possédée, l'une après l'autre.
Doucement, silencieusement, un clou après l'autre, feutrés, pour que l'Etranger ne sente rien avant qu'il soit trop tard.
Un poste après l'autre, un Ferc après l'autre.
Et alors que la guerre emportait les Guerriers-Mémoires ressuscités pour couvrir le rituel, les Maîtres des Chemins Secrets clôturaient le champ des possibles.
L'Etranger devait être banni des Terres, c'était primordial, cela seul comptait.
Les deux formes de l'Etranger se jettaient sur les murs, fou-furieux, fiévreux.
Veillant dans l'Ombre, les Princes d'Automne n'avaient pu savoir ce que tramait les énigmatiques Fercs, ceux ci échappant à leur sphère d'influence et de connaissance.
Mais guidés par une sagesse insondable, ils comprirent qu'ils avaient bien fait de rester à l'écart.
Jusqu'à l'ultime instant, ils avaient hésité à retenir ou pousser les lames des combattants gobelyns, daronoans et loups qui s'agglutinaient autour de la Crépusculaire comme autant de légendes folles et sauvages.
L'Etranger rugissait d'une double-voix chtonienne, son tonnerre perçant presque entre les plans, poussant une migraine presque tangible dans l'esprit malmené de Noire Hermine, attachée à sa demi-vierge de fer.
Tous avaient suivi, dans leur ignorance mais leurs nobles intentions, leurs destins jusqu'ici, devant cette ultime porte d'une dernière forteresse de poussières.
Ils voulaient comprendre, ils voulaient agir, ils voulaient maitriser le cours de la guerre, et l'infléchir.
Et durant ces secondes incroyables qui s'égrainèrent, ils le pouvaient.
La lame mystique s'enfonça dans la chair de Noire Hermine, si fine et mortelle à la fois, buvant son âme à gros goulots.
Dans son antre écroulée, se rétrécissant sur lui, l'Etranger vit un aveuglant rayon de lumière, et la pointe démesurée d'Yrnaosfé pénétra lentement à travers, presque plus grande que l'antre métaphysique en entier.
Mais la lumière aussi...
Et à cette lumière, l'Etranger trouva la faille : la dernière goutte de sang, le dernier instant, la voie...
Le Maitre Théurge resté dans le réel avait presque fini le rituel, quand le Daronoan et le Gobelyn avait surgi dans la pièce pour couper son dernier lien avec le Présent.
« Presque » fini...
Même sans cela, la lame-vampire aurait pu suffire, mais c'était déjà trop tard, l'Etranger était sur ses gardes, à l'affût de la faille, et fort de dix milles éternités passées à survivre à des menaces que l'univers ne peut concevoir...
Giclant de Noire Hermine comme l'enfer explosant de ses chaines, l'Essence de l'Etranger fusionna, s'étira, et se propulsa hors de la Crépusculaire exsangue avec toute la force qu'Il possédait.
L'âme possédée de la Crépusculaire fût aspirée sous la force de l'éruption et distendue, puis éclata en éclaboussant l'éther, se mêlant à la Théurgie irradiant alentours. Le corps de la créature femelle s'affaissa en un dernier soupir de souffrance
Tout était terminé...
...
Le Gobelyn revint à lui, les bruits de bataille alarmant ses sens expérimentés.
Il ne sut d'abord pas qui il était, ses souvenirs complètement entremêlés à ceux de l'Etranger, résidus du passage éclair de celui-ci à travers son âme.
« Les clous ! L'épée ! S'enfuir ! » furent ses premiers réflexes.
Il jeta Yrnaosfé loin de lui, apeuré, et chercha à s'envoler à travers les strates de la réalité.
N'y parvenant pas, sa vraie personnalité remonta peu à peu à lui, faisant le tri des informations des dernières heures qui lui appartenaient réellement... et les nouvelles qui hantaient désormais son esprit...
Que signifiait tout cela ?
Une migraine effroyable lui pulsait dans le crâne, des vertiges le jetèrent quelques temps encore au sol, dès qu'il essayait de se lever...
Autour, les Fercs avaient disparu.
Les Gardiens de Saïhan avaient perdu cette bataille...
Dehors, quelque part, l'Etranger souriait à nouveau...
(par Skatlan)
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