- Obscurité
Sud-est du Pays des Lames, deux mois auparavant …
Il se tenait au bord des remparts surplombant la Grande Porte du castel, sa Lame dégainée et pulsante d’une vie propre. Sa grande houppelande virevoltait, cédant aux caprices du vent mauvais qui soufflait à une telle altitude. Une masse grouillante de créatures s’approchait en contrebas, de hautes et improbables machines s’accrochaient aux murs épais d’une des plus vieilles forteresses Daronoans du Pays des Lames, et il restait là, figé, à attendre un signe.
Veladelor s’approcha de lui par le chemin de ronde. Il s’inquiétait pour lui, cela se sentait malgré l’absence d’émotions sur son visage, caractéristique commune au fier et ombrageux peuple pourpre. Il l’avait suivi sur tant de champs de bataille ces derniers mois et il l’avait vu changer au contact de cette Lame mille fois maudite ! Seule sa force de caractère et ses récents pouvoirs de Chevalier-Lyre lui avait permis de tenir à distance le mal qui le rongeait : le Fêyr, la malédiction des Porteurs de Lame. Celui-ci aurait du déjà le faire tuer, mais étant l’un des rares Daronoans a avoir sur se hisser aussi haut dans la hiérarchie toute particulière des elfes pourpres, il avait su éviter la triste fin commune à la quasi-totalité des Porteurs, celle qui les faisait disparaitre sur les champs de bataille au cours de combats sanglants désespérés, leur folie les tuant tout aussi surement que leurs blessures mortelles.
Ses réflexions l’avaient mené juste derrière lui, alors qu’il n’avait même pas daigné se retourner pour accueillir l’un de ses plus anciens capitaines, dont la ferveur aurait pu passer pour de l’adoration Croyante si elle ne cachait en fait une profonde amitié.
- Lyre Khan ? … Dunn ? …
- J’ai senti ta présence bien avant ton arrivée sur ce parapet, mon ami. Vois-tu ce qui nous arrive aux pieds de ces hautes murailles ? La lie de notre monde qui ose encore une fois ME défier ? N’ont-ils pas compris que ces terres sont MIENNES et que rien ne saurait y déroger ?! Ils apprendront leur plus grande leçon en ce jour et connaitront une ire à nulle autre semblable : ils connaitront MON ire !
- Ne faites pas cela, vous savez pertinemment ce que cela vous coûtera ! Les signes sont clairs, vous ne pourrez revenir en arrière cette fois ! Si vous utilisez à nouveau « son » pouvoir, « elle » aura gagné... définitivement …
- Tu veux m’empêcher d’intervenir, Veladelor ? Alors que ma Baronnie est assiégée ? Es-tu de ceux qui pactisent avec cette vermine verte ? Oserais-tu ME trahir, MOI ???!!!
Dunn Khan ne s’était toujours pas retourné en lançant ces invectives, mais Veladelor savait pertinemment que la folie devait se lire sur le visage du Chevalier-Lyre, tout comme celle-ci étreignait son esprit. Ces derniers mots avaient plus été crachés que prononcés d’ailleurs. Il décida de choisir soigneusement ses prochaines paroles, car tout se jouait là.
- Lyre, Dunn, mon ami, mon frère, je sais plus que tout autre les sacrifices que tu as consenti et les combats que tu as mené. J’ai toujours été à tes côtés, de ton arrivée en Dûn jusqu’en ces jours sombres où tout semble basculer. Tu as encore le choix, Dunn, tu peux encore revenir vers ton peuple et t’affranchir de « son » terrible pouvoir. Mène une ultime fois ce combat contre le Fêyr et libères-t-en ! Nous aurons bientôt le moyen pour tenter de te soigner, tu sais donc que tout n’est pas perdu … D’autres combats t’attendent, Raîckorn !
A ce dernier mot, les muscles de Dunn Khan se raidirent et la pression sur sa Lame sur fît plus forte. Un long moment passa, tandis qu’en bas le fracas des armes commençait à se faire entendre. Puis, soudainement, ses épaules s’affaissèrent et tout son corps sembla se relâcher. Alors, lentement, il se retourna face à son vieil ami, le visage en sueurs et les lèvres tremblantes :
- Je … j’ai fais mon po … possible Vel … Je … je sais ce que je risque … J’ai … je crois avoir la solution … Merci pour ce … ce dernier soutien … Je n’en attendais … pas moins … de toi …
Il avait fini sa phrase dans un souffle presque inaudible. Et sur un dernier regard, il se retourna vivement, pris appui sur le parapet et s’élança dans le vide, les bras en croix, sa Lame toujours au poing.
- NOOON !!! Veladelor s’élança au bord des créneaux, mais il était trop tard. Il ne put qu’assister à la suite des évènements.
* * *
Alors qu’il chutait, un cri vint à sa gorge, un cri de rage et de victoire, tandis qu’il approchait à grande vitesse de la masse grouillante des Gobelyns à l’assaut de son castel. Puis, deux lueurs apparurent, l’une sombre et tentaculaire, émanant de sa Lame, et une autre plus diffuse, carmine et vaporeuse, remontant le long de son autre bras. Dunn Khan faisait appel à tous les pouvoirs mis à sa disposition pour mener une nouvelle bataille.
Le sol n’était plus qu’à quelques mètres. Sa chute fût soudainement stoppée et c’est au ralenti qu’il arriva au milieu des armées Gobelynes. Alors qu’il touchait le sol, celui-ci se creusa brutalement, laissant la place à un cratère qui s’approfondit à vive allure. Un souffle puissant dont le Chevalier-Lyre était le propre centre se mit à balayer les Gobelyns dans toutes les directions, tels des fétus de paille soumis à un vent destructeur.
Il poussa un râle puissant, qui se transforma en cri de rage, puis de douleur, alors qu'il dressait sa Lame au-dessus de lui.
Les Gobelyns crurent à un cri de guerre terrifiant, mais bien peu comprirent qu'il s'agissait là d'un cri de souffrance indicible...
Les silhouettes élancées des guerriers-faunes revinrent à l'assaut de la forme massive du Lyre Dunn Khan, alors que celui-ci mettait un genou à terre. La Lame fut comme prise d'un spasme violent, et balaya d'un revers monstrueux d'amplitude toutes les formes approchant, fendant les armures ouvragées des Gobelyns comme de l'écorce pourrie. Dunn Khan virevolta sur lui même, et les Gobelyns morts commencèrent à pleuvoir de partout.
Quelque chose de plus grand que la simple réalité prenait place ici, et l'écho du Magyön se répandit devant les murailles à demi-enfoncées du castel elfique.
Tout l'art guerrier des Gobelyns ne leur suffit pas. Tout l'incroyable solidité et perfection de leurs armures séculaires furent inutiles. Tout le talent de leurs tactiques et la ruse de leurs stratégies furent vains. Un carnage montrait son spectacle macabre de destruction devant leurs yeux fous. Et au milieu de la tempête : Dunn Khan, chevalier-lyre de la Couronne d'Or, commandeur Daronoan dément, dominant en taille et en envergure tous les frêles et fins gobelyns. Sa massive armure couleur sang fumait et projetait mille étincelles à chaque projectiles déviés, à chaque coup portés, le métal pourpre mugissant sous la grêle d'attaques sans jamais faiblir ni offrir la moindre faille.
Dunn Khan, noyé par le Fêyr, n'essayait même pas de se défendre, broyant ses ennemis sous les revers dévastateurs de son arme, son casque insondable ne laissant filtrer que les hurlements d'une âme possédée.
Il avançait parmi des rangs entiers d'ennemis, qui s'accumulaient inlassablement sous ses pas, malgré toute leur fougue ou leurs protections, montagnes de cadavres que gravissait sans jamais ralentir les bottes brutales du seigneur des Raîcklings.
Il était devenu tel un démon pour les gobelyns désemparés, hymne à la Mort, marchant droit sur eux, fendant leurs cavaleries comme leurs engins de siège, leurs infanteries comme leurs monstres les plus résistants, dans une violence perpétuelle que rien ne semblait devoir jamais amoindrir.
Des heures durant, il tint la muraille de cent pieds de haut, alors que Veladelor faisant reconstruire les murs écroulés derrière lui, ses cris de détresse ne faisant pas ciller une seconde son ami d'antan.
Veladelor envoya contre-charge sur contre-charge, pour épauler la forme ensanglantée fauchant encore et toujours les forces ennemies, mais Dunn Khan n'en avait que faire, et alors que des centaines de cavaliers daronoans mouraient autour pour couvrir son hypothétique retraite, il continuait à avancer, toujours. Invincible, il tranchait avec un systématisme hypnotisant, les courageux comme les fuyants, créant autour de lui un tourbillon d'attention, qui aspirait tous les assauts ennemis, et les vagues de défenseurs avec eux.
La bataille semblait prendre son centre sur ce guerrier cyclopéen, comme un dieu pointant son champion sous la voûte noire de l'orage tonnant de mille feux.
Veladelor dût se résigner à fermer la muraille derrière son compagnon, comme un dernier adieu, dont Dunn Khan n'eut que faire, obsédé par sa Lame honnie, qui ne se rassasiait jamais des âmes innombrables qu'elle renvoyait au Magyön.
Il n'avait plus conscience du monde qui l'entourait, il n'entendait plus les râles d'agonie, ne sentait plus les armures craquer et les explosions des engins de siège qui le bombardaient directement, par centaines, dans une dernière vaine folie pour stopper l'inarrêtable. Il n'y avait plus que la pulsation de la Lame, dont l'incroyable volupté avait envahi tout son univers.
Son esprit focalisé tout entier sur ce que son corps n'arrivait plus à supporter, il se sut perdu à jamais, d'une manière terrifiante, plus horrible que ses cauchemars les plus fous.
A l'extérieur de sa folie, les contingent gobelyns pleuraient sur le cairn gigantesque et obscène de chair que les exactions de Dunn Khan avait entassé là, et au sommet duquel il rôdait, son corps bestial et suant cherchant de lui même d'autres pierres pour son édifice infamant.
A l'intérieur, quelque chose se brisa, comme un cristal de pureté dans cette puanteur qui avait pris possession de aura.
D'un seul geste, après une demi-journée et une demi-nuit entière de ravage inhumain, il prit sa Lame à deux mains, et la brisa comme il avait senti son esprit se briser.
Comme un éclair d'été, le Mal qui rongeait Dunn Khan avait été foudroyé, et son ire sans fin se dissipa dans ce claquement unique.
Il tomba à la reverse, défait, ses mille blessures s'ouvrant soudain à la vie, et l'offrant à la mort.
Là où des armées pléthoriques de gobelyns n'avaient pu briser son élan, un mal nommé Fêyr l'avait terrassé en un instant...
Sans son affinité avec le Magyön, et sa nature étrange de Chevalier-Lyre, il serait mort avant même d'avoir touché le sol de chair de monument barbare.
Grâce à cela, il pût respirer assez longtemps...
Assez longtemps pour se réveiller, un jour, auprès de Veladelor, et d'une nouvelle aube funeste, où tout avait changé, à jamais...
|